VII
CRAINTES ET ESPOIRS

Bolitho fit quelques pas sur la dunette du Trojan pour essayer de trouver un peu d’ombre à l’abri de la brigantine. Il faisait une chaleur étouffante et le vent de travers, pourtant bien établi, n’apportait aucune fraîcheur.

Il se retourna. Un mousse renversa le sablier et six coups tintèrent. Encore une heure de quart à tirer.

L’éclat du soleil entre les voiles l’obligeait à plisser les yeux, sa chaleur vous tombait sur les épaules comme une enclume. Il sortit une lunette du râtelier et la pointa vers l’avant. Le Resolute lui bondit à la figure. Tout s’était passé si vite… Le lendemain du meurtre de cette mystérieuse jeune fille, ils avaient reçu l’ordre d’appareiller au premier vent favorable. Ils ne connaissaient ni la destination ni le but de cette mission et les membres les plus cyniques du carré s’étaient dit qu’on les envoyait une fois de plus faire un exercice ou apporter un soutien moral à l’armée.

Cela faisait quatre jours qu’ils étaient en mer, quatre longues journées qu’ils se traînaient route au sud, avec à peine un friselis d’eau autour du safran. Quatre jours, quatre cents milles.

Bolitho pointa lentement sa lunette par le travers. Le soleil éclairait les huniers de la frégate Vanquisher, très au vent, prête à jaillir pour assister les lourds vaisseaux qu’elle escortait. Il revint sur le navire amiral, puis jeta un œil à l’avant-garde, de petits bâtiments qui étaient véritablement l’œil de l’amiral.

Lorsque le Trojan avait levé l’ancre et appareillé de Sandy Hook, Bolitho avait vu le cotre Spite mettre à la voile et quitter le port à toute allure dans la plus grande discrétion. Le Spite faisait maintenant partie de l’avant-garde, paré à signaler s’il apercevait quoi que ce fût qui pût intéresser l’amiral.

C’était un joli petit bâtiment de dix-huit canons et Bolitho avait appris qu’il s’agissait du cotre qui leur avait tiré dessus lorsqu’ils avaient pris le Faithful, avant que Sparke se lançât dans son expédition pour récupérer les munitions transportées par le brick. Son commandant n’avait que vingt-quatre ans et lui au moins, comme tous les capitaines, savait pertinemment ce qu’il faisait et où ils allaient.

Ce secret était pesant et rendait l’atmosphère difficile à supporter.

Le pont trembla, et Bolitho entendit les mantelets de la batterie basse tribord que l’on ouvrait. Peu après, dans un sourd grondement, trente des gros trente-deux-livres du Trojan s’ébranlaient pour venir en batterie. Encore un exercice. En se penchant un peu, on les voyait très bien. Cela dit, il préférait ne pas trop imaginer la chaleur qui devait régner dans l’entrepont ; le pavois, la lisse de dunette étaient brûlants. Mieux valait ne pas penser à ce que devait endurer Dalyell, maintenant chargé de cette batterie.

Les voiles faseyaient, et il jeta un coup d’œil à la flamme, guettant un changement de vent. Non, il était toujours bien établi au noroît, pas assez fort cependant pour chasser la moiteur qui régnait entre les ponts.

Dans un grand fracas de roues, les hommes halaient les trente-deux en retraite. Dalyell avait certainement l’œil sur sa montre, les commentaires devaient aller bon train avec ses aspirants et les officiers mariniers. C’était encore trop lent, le capitaine lui avait répété ses consignes dès qu’il avait pris ses nouvelles fonctions : prêt à combattre en dix minutes, puis trois coups toutes les deux minutes. Pour l’instant, il mettait encore deux fois trop de temps.

Bolitho voyait comme s’il y était les servants à moitié nus, dégoulinant de sueur, luttant pied à pied pour manœuvrer ces monstres de trois tonnes. Avec la gîte sur tribord, il fallait peiner encore davantage pour les remonter de leurs sabords sur le pont en pente. Le temps n’était donc pas favorable à ce genre d’exercice, mais le temps n’est jamais favorable, comme disait Cairns.

Bolitho regarda à travers les filets, essayant de discerner la côte toujours aussi invisible. Au cours des nombreux quarts, il avait eu tout loisir d’étudier la carte : le cap Flatteras et ses récifs se trouvaient à une trentaine de milles par le travers, l’embouchure de la Pamlico et les fleuves de la Caroline du Nord encore un peu plus loin.

Mais pour autant que savaient Bolitho et ses veilleurs, la mer leur appartenait. Quatre bâtiments en formation lâche pour tirer le maximum de bénéfice du vent et de la visibilité, quatre bâtiments qui se dirigeaient lentement vers une destination inconnue. Au total, cela représentait environ dix-huit cents hommes et officiers.

Un peu plus tôt, il avait aperçu le commis et son aide qui descendaient. Molesworth avait son portefeuille, l’aide portait la caisse à outils qui leur servait à ouvrir et à vérifier les tonneaux et leur contenu.

On était lundi, Bolitho connaissait par cœur les instructions qu’avait reçues Molesworth : pour chaque homme, une livre de biscuit, un gallon de bière légère, une pinte de flocons d’avoine, deux onces de beurre et enfin quatre onces de fromage. À Triphook et à ses cuistots de se débrouiller ensuite avec tout ça.

Il n’était pas très difficile de deviner pourquoi les commis étaient toujours soucieux ou malhonnêtes, ou les deux à la fois. Multipliez la ration quotidienne par le nombre d’hommes puis par celui des jours ou des semaines, et vous aurez une idée de l’ampleur de la tâche.

L’aspirant Couzens se tenait discrètement sous le vent avec sa lunette, paré à lire un éventuel signal de l’amiral.

— Le capitaine monte ! murmurait-il à Bolitho.

Bolitho se retourna, ce qui eut pour principal effet de faire dégouliner la sueur des épaules à sa taille.

— En route sud-suroît, monsieur, annonça-t-il en saluant.

Pears le regarda d’un air impassible.

— J’ai l’impression que le vent a tourné depuis une heure, mais pas suffisamment pour faire une différence.

Puis il se tut et Bolitho passa sous le vent pour lui laisser la place. Le capitaine faisait les cent pas, totalement absorbé dans ses pensées.

À quoi peut-il bien songer ? se demandait Bolitho : à ses ordres, à sa femme et à sa famille restés en Angleterre ?

Pears s’arrêta et lui dit soudain :

— Envoyez donc quelques hommes à l’avant, monsieur Bolitho, le bras au vent est aussi rond que cette montre, ce n’est pas croyable ! Il va falloir que vous vous amélioriez sérieusement, monsieur !

— Bien monsieur, tout de suite.

Il fit un signe à Couzens et, un instant plus tard, quelques matelots halaient vigoureusement dessus, bien conscients de ce que le capitaine les avait à l’œil.

Bolitho ne comprenait pas le comportement de Pears : le bras n’était pas plus mou que ce qu’on pouvait espérer avec des sautes de vent incessantes. Voulait-il seulement le maintenir sous pression ? Il repensa à Sparke et à son célèbre « Prenez le nom de cet homme ». Et ce souvenir le rendit tout triste.

Quinn arrivait par l’échelle du pont et Bolitho lui fit discrètement signe que Pears était là. Son état s’était nettement amélioré, beaucoup plus vite que Bolitho ne l’avait espéré. Il avait retrouvé ses couleurs et parvenait à marcher droit sans trop souffrir. Bolitho avait aperçu l’énorme cicatrice qui lui barrait la poitrine : si la lame n’avait pas été déviée, le cœur aurait été touché à coup sûr.

Une voix impérieuse le figea sur place :

— Monsieur Quinn !

— Oui, monsieur !

Il se hâta de rejoindre le capitaine, en se demandant anxieusement ce qu’il avait bien pu faire.

— Je suis ravi de voir que vous portez mieux et que vous tenez debout.

— Merci, monsieur, fit Quinn avec un sourire de soulagement.

Pears reprit sa marche.

— Cet après-midi, vous allez entraîner vos hommes à repousser un abordage. Ensuite, si nous restons à cette amure, vous emmènerez les nouvelles recrues dans la mâture. Je crois que cela vous soignera mieux que toutes les pilules, non ?

Couzens se mit à crier, tout excité :

— Signal de l’amiral, monsieur !

Le front plissé comme un vieillard, il déchiffrait les pavillons qui montaient :

— Monsieur : « Envoyez plus de toile ! »

— Appelez l’équipage, grogna Pears, envoyez les cacatois, et les bonnettes si ça tient.

Voyant le pilote monter, il alla à l’arrière et lui dit d’une voix pleine de colère rentrée :

— Plus de toile, bon sang, voilà tout ce qu’il a réussi à trouver !

Cairns arriva à son tour. Les hommes jaillissaient de partout pour rejoindre leur poste dans un concert de coups de sifflet. Le second aperçut Bolitho et lui jeta en haussant les épaules :

— Le capitaine est de mauvais poil, Dick. Nous faisons route jour après jour, mais je ne sais pas plus que vous où nous allons – il jeta un coup d’œil par-dessus son épaule pour vérifier que Pears ne l’entendait pas : Il s’est toujours comporté comme ça, il aime bien nous expliquer les choses. Mais on dirait que l’amiral a d’autres idées sur la question.

Bolitho revoyait l’amiral, son enthousiasme de jeune homme. Pears ne sentait peut-être plus les choses comme avant.

Le capitaine appela :

— Monsieur Cairns, je vous prie ! Envoyez ces gabiers en haut, faites-les fouetter si nécessaire, mais je n’ai pas envie de subir une seconde fois les remarques de l’amiral !

À midi, les cacatois étaient établis et, au bout des vergues, les bonnettes prenaient le vent comme des ailes de chauve-souris. Le vaisseau amiral avait lui aussi envoyé toute la toile qu’il était capable de porter et semblait littéralement enfoui sous une énorme pyramide blanche.

Le lieutenant Probyn vint relever Bolitho en s’abstenant pour une fois de ses sarcasmes et lamentations habituels. Il lui fit tout de même remarquer :

— Je n’y comprends vraiment rien, des jours et des jours de mer et pas un seul mot d’explication.

Deux jours passèrent, le mystère était toujours aussi épais.

La petite escadre du contre-amiral Coutts poursuivait sa route dans le sud, puis changea de cap pour venir au sud-est, afin de parer le cap Fear[1], qui porte trop bien son nom. Le vent avait eu la bonne idée de forcir, ce qui les aida considérablement.

Bolitho était sur le point de quitter le gaillard lorsqu’il fut inexplicablement convoqué dans la grand-chambre.

Ce n’était pas une conférence : il trouva Pears tout seul assis à son bureau. Sa veste était négligemment jetée sur le dossier de son fauteuil, il avait défait sa cravate et largement déboutonné sa chemise.

Bolitho attendait. Le capitaine semblait très calme, il semblait donc improbable qu’il l’ait convoqué pour le réprimander à propos de qu’il aurait pu mal faire ou ne pas faire.

Pears leva enfin les yeux.

— Le pilote et le premier lieutenant connaissent à présent la teneur de mes ordres. Vous allez peut-être trouver étrange que je vous mette vous aussi au courant avant les autres officiers mais, compte tenu des circonstances, cela me paraît plus convenable. Asseyez-vous.

Bolitho s’assit donc. Pears avait repris un ton plus agressif, ce qui était tout à fait dans sa manière.

— Un incident s’est produit à New York, incident auquel vous n’avez pas été étranger – il sourit : Ce qui n’a pas été pour me surprendre, naturellement.

Bolitho écoutait de toutes ses oreilles. Il sentait confusément que l’histoire de cette fille allait ressortir un jour ou l’autre, et même qu’elle n’était peut-être pas sans relation avec le soudain appareillage de l’escadre.

— Je ne vais pas rentrer dans le détail, mais la femme que vous avez trouvée dans ce bordel était la fille d’un haut fonctionnaire, un très haut personnage. Cela n’aurait pas pu arriver à un pire moment. Sir George Helpman est arrivé d’Angleterre avec des instructions très précises du Parlement et de l’Amirauté. Il a pour mission de s’assurer que tout est mis en œuvre pour poursuivre la guerre et pour éviter que tout ceci ne tourne au bourbier. Si les Français nous déclarent ouvertement les hostilités, le jour où ils le feront, devrais-je dire, nous aurons déjà bien du mal à conserver ce que nous avons encore, sans parler de faire de nouvelles conquêtes.

— Je croyais que nous faisions pourtant tout notre possible, monsieur.

Pears le regarda avec un peu de commisération.

— Lorsque vous aurez acquis plus d’expérience, Bolitho… Helpman va se forger une opinion en regardant ce qui se passe ici : les fonctionnaires, corrompus, les jolis cœurs de l’armée qui dansent et boivent pendant que nos soldats souffrent sur le terrain. Et puis maintenant, ce dernier scandale : la fille d’un fonctionnaire qui travaille main dans la main avec les rebelles. Elle a quitté sa demeure en voiture et s’est changée pour rencontrer des agents de Washington auxquels elle a communiqué tous les secrets qui étaient venus à sa connaissance.

Bolitho imaginait sans peine la tempête créée par cet événement. À la rigueur, il ressentait : une certaine pitié pour cette putain qui lui avait craché à la figure. Lorsque tant de choses vitales étaient en jeu, avec tant de gens importants menacés, ceux qui l’avaient interrogée n’avaient pas dû se montrer trop sourcilleux sur les moyens de lui tirer les vers du nez.

— Du jour où elle a trahi, continua Pears, les frères Tracy ont eu connaissance de tous nos mouvements. Si nous n’avions pas pris le Faithful et sans les liens particuliers qui unissent Mr. Bunce au Tout-Puissant en matière de météorologie, nous n’en aurions sans doute jamais rien su. Tout cela s’enchaîne sans faille. À présent, nous avons une nouvelle tuile sur les bras. Cette satanée putain laissait traîner ses oreilles partout. Les insurgents ont construit une nouvelle forteresse avec le but exprès de recevoir puis de distribuer la poudre et les armes destinées à leurs troupes.

Bolitho s’humecta les lèvres.

— Et c’est là-bas que nous allons, monsieur ?

— Exactement. Fort Exeter, en Caroline du Sud, à environ trente milles au nord de Charles Town.

Bolitho se souvenait très bien de ce qui s’était passé un an plus tôt dans le cas d’un autre fort des rebelles, au sud de Charles Town, port très actif situé près de Philadelphie. Une puissante escadre avait embarqué des troupes et des fusiliers marins pour s’emparer du fort qui commandait les eaux côtières et se trouvait donc en mesure d’interdire tout trafic venant de cette ville ou s’y dirigeant, corsaires comme bâtiments de commerce. Mais tout s’était terminé en déroute. Quelques bâtiments s’étaient échoués, victimes de cartes incorrectes. Ailleurs, l’eau était trop profonde pour permettre aux soldats de débarquer. Les insurgents, retranchés dans leur forteresse, avaient bombardé le reste de la flotte anglaise placée sous les ordres du commodore Parker, dont le bâtiment avait été sérieusement touché. Il avait fallu battre en retraite. Le Trojan était en route pour les renforcer lorsqu’il avait rencontré les bâtiments qui rentraient.

Dans la marine, peu habituée à la défaite ou à l’échec, cet épisode avait été ressenti comme un véritable désastre.

Pears avait deviné ses pensées.

— Je vois que vous n’avez pas oublié ce qui s’est passé, Bolitho. J’espère simplement que nous vivrons tous assez longtemps pour nous remémorer cette nouvelle aventure.

Bolitho comprit que l’entretien était terminé. Comme il s’apprêtait à prendre congé, Pears ajouta calmement :

— Je vous ai raconté tout cela à cause de la part importante que vous avez prise dans cette affaire. Sans votre action, nous n’aurions peut-être jamais découvert le rôle joué par cette fille. Sans elle, Sir George Helpman ne serait pas en train de mettre tout New York sens dessus dessous – il se laissa un peu aller et sourit : Enfin, sans lui, notre amiral ne serait pas en train d’essayer de démontrer qu’il sait faire ce dont les autres sont incapables. Tout se tient, Bolitho, je vous l’ai déjà dit. Pensez-y.

En sortant, Bolitho se cogna contre le capitaine D’Esterre.

— Qu’est-ce qui vous arrive, Dick ? On dirait que vous venez de voir un fantôme !

Bolitho se força à sourire.

— Mais oui, c’est cela, un fantôme : le mien.

 

Lorsque vint le moment où Cairns dévoila les ordres de Pears aux lieutenants et aux officiers mariniers supérieurs, tous restèrent béats d’admiration devant l’impudence de l’amiral.

Le sloop Spite devait prendre à son bord les fusiliers du navire amiral et du Trojan, tout cela hors de vue de terre et sous la protection de la frégate. Puis, sous couvert de l’obscurité, deux canots à la remorque, il devait débarquer tout son monde. Les deux-ponts et le Vanquisher poursuivraient leur route au sud, comme s’ils se dirigeaient vers le fort qui avait mis le commodore Parker en déroute un an plus tôt.

La chose ne devait pas paraître anormale aux guetteurs côtiers, aux officiers du fort ni à la garnison de Charles Town, qui devraient considérer comme plausible une nouvelle tentative des Anglais. Sans parler de la fierté blessée de leurs ennemis, le fort fournissait une protection appréciable aux corsaires et aux opérations de débarquement de poudre ou de ravitaillement. Tout cela faisait de fort bonnes raisons, propres à justifier une seconde tentative.

D’un autre côté, le fort Exeter était plus facile à défendre contre une attaque venue de la mer et ne se sentirait plus menacé dès lors que la petite escadre aurait disparu de ses approches.

Cairns leur avait expliqué tout cela sur un ton très calme et Bolitho avait l’impression d’avoir devant lui l’amiral Coutts soi-même.

Le Spite devait débarquer les fusiliers, un détachement de marins et tout le matériel nécessaire à la prise d’assaut d’une forteresse, palans, échelles… Il devait ensuite s’éloigner de manière à avoir regagné le large avant l’aube. La suite, à savoir une attaque menée à partir de la terre, était laissée à la discrétion de l’officier responsable des opérations sur place. En l’occurrence, il s’agissait du major Paget, chef de la compagnie de fusiliers à bord du vaisseau amiral.

D’Esterre lui en avait glissé quelques mots en aparté : un homme extrêmement dur, qui ne revenait jamais sur sa décision une fois qu’elle était prise et qui ne supportait aucune discussion.

Bolitho le croyait sans peine. Il avait rencontré Paget à quelques reprises : l’homme se tenait parfaitement droit, conscient de l’effet qu’il produisait dans son magnifique uniforme rouge, toujours impeccable même s’il avait quelques difficultés à dissimuler une corpulence chaque jour plus imposante. Le visage avait dû être beau dans sa jeunesse, mais à présent, à trente ans passés, le major commençait de montrer les symptômes du joyeux compagnon porté sur la bonne chère et buvant plus que de raison.

D’ailleurs, avait ajouté D’Esterre, cette petite balade allait lui faire perdre un peu de graisse.

Mais il était mi-figue mi-raisin, et Bolitho se demandait s’il n’aurait pas aimé prendre le commandement de cette expédition en lieu et place de Paget.

Lorsque tout le monde fut au courant, l’équipage s’activa à effectuer les préparatifs, avec la partition ordinaire : résignation et tristesse chez ceux qui devaient y prendre part, enthousiasme et optimisme chez les autres.

À l’heure dite, le transbordement des fusiliers et des marins à bord du sloop commença. La journée de juillet avait ; été torride, le soir n’apporta pas beaucoup de fraîcheur, les hommes s’énervaient et il y eut même quelques règlements de compte à coups de poing.

Bolitho était occupé à compter ses hommes, à vérifier qu’ils avaient bien leur armement, des gourdes remplies d’eau et non de rhum, lorsque Cairns lui dit :

— Il y a un nouveau changement.

— Quel changement ?

Il espérait que le débarquement allait être repoussé.

— Je reste à bord, fit Cairns d’un ton amer – il détourna les yeux : … Une fois de plus.

Bolitho ne savait trop que dire, Cairns était visiblement content de débarquer en tant qu’officier le plus ancien. Il avait déjà manqué une occasion de prendre le commandement d’une prise, ou seulement de participer à la capture du Faithful. Il considérait donc naturellement ce débarquement comme une récompense bien méritée, même s’il avait autant de chances qu’un autre de s’y faire tuer.

— C’est quelqu’un du navire amiral, monsieur ?

Cairns le regarda dans les yeux :

— Non, Probyn. Que Dieu vous aide !

Bolitho ne savait trop que penser.

— Et le jeune James Quinn vient aussi avec nous.

En l’apprenant, Quinn n’avait rien dit, mais il donnait l’impression d’avoir pris un coup de bâton derrière les oreilles.

— Oui, fit Cairns comme s’il lisait dans ses pensées, si bien que c’est vous qui allez devoir veiller sur tout notre monde.

— Mais pourquoi n’ont-ils pas désigné quelqu’un du vaisseau amiral ? Ils ont des lieutenants à ne savoir qu’en faire…

Cairns le regarda d’un air ironique.

— Vous ne comprenez rien aux amiraux, Dick, ils ne se séparent jamais de ceux qu’ils ont sous la main. Il leur faut des hommes, des officiers, tout le monde bien rangé. Et Coutts ne fait pas exception à la règle. Il veut voir à son bord la perfection, pas un ramassis de vieillards comme ce que nous devenons lentement.

Il aurait même pu ajouter bien d’autres choses, songea Bolitho : que Quinn avait été désigné pour démontrer que sa blessure n’avait pas tué en lui tout courage, que l’absence de Probyn à bord ne prêterait pas à conséquence. Quant à lui, il eut envie de sourire : Pears ne faisait que reconduire ce qu’avait fait l’amiral, il conservait les meilleurs à bord. Et tous ceux qui étaient moins anciens que Cairns devaient être sacrifiés les premiers.

— Je suis content de voir que vous arrivez à trouver quelque chose de drôle là-dedans, Dick. Quant à moi, je trouve cela au plus haut point intolérable.

L’aspirant Couzens les interrompit. Il avait le souffle court et il était chargé comme un baudet : havresac bourré de vivres, lunette, poignard, pistolets.

— Monsieur, le Spite vient de signaler qu’il fallait envoyer le dernier détachement !

— Très bien, répondit Bolitho, faites embarquer les hommes.

Un autre aspirant, jeune homme de seize ans au visage extrêmement sérieux du nom de Huyghue, s’assit dans le canot à côté du cuisinier qui devait bien avoir deux fois son âge.

— Je vois que vous êtes prêt, monsieur Bolitho.

La grosse voix de Probyn le fit se retourner vers la dunette. Le second lieutenant venait peut-être seulement d’apprendre le changement de plan qui le concernait, il était remarquablement calme. Tout rouge, mais guère plus que d’habitude, il était penché à la lisse pour inspecter les embarcations et montrait un calme qui aurait pu ressembler à de l’indifférence.

Cairns se raidit en voyant poindre le capitaine.

— Je vous souhaite bonne chance à tous les deux – et, jetant un coup d’œil au sloop qui se balançait doucement : Dieu du ciel, je serais bien venu avec vous !

Probyn ne dit rien, salua et descendit dans le canot bondé.

Bolitho aperçut Stockdale dans une autre embarcation et lui fit un petit signe de la main. Si, pour une raison ou une autre, il n’avait pas été de l’expédition, il aurait considéré cela comme la fin de tout. Mais le voir ainsi, solide, calme, en valant dix, voilà qui chassait soudain tous ses doutes.

— Poussez, cuistot, ordonna Probyn, je n’ai pas envie de cuire plus longtemps ici !

Alors qu’ils approchaient du sloop, son commandant vint à la lisse et, mettant ses mains en porte-voix, il leur cria :

— Grouillez-vous, que diable ! C’est un bâtiment du roi, pas une barcasse de pêche au homard !

Probyn commença à s’énerver :

— Non mais, vous entendez ça ? Quel jeune coq ! Vous voyez comment un commandement peut vous changer un homme !

Bolitho lui jeta un regard furtif : Probyn venait d’en dire beaucoup en aussi peu de mots. Il savait qu’il avait été placé en demi-solde avant la guerre. Etait-ce parce qu’il buvait déjà, ou s’était-il mis à boire à cause de cette malchance, il ne savait trop. Mais il avait certainement sauté son tour d’avancement et se faire traiter de la sorte par le jeune commandant du Spite devait le mettre hors de lui.

Ils arrivèrent enfin sur le pont bondé du sloop. Mais où étaient donc passés les fusiliers ? Comme à bord du Faithful, on les avait entassés dans les fonds dès leur embarquement. Le major Paget discutait avec D’Esterre à la lisse de poupe.

Le commandant s’approcha pour saluer les nouveaux arrivants, puis ordonna :

— Monsieur Walker, je vous prie, remettez à la voile !

— Je vous suggère de descendre, dit-il à Bolitho. Mes hommes ont suffisamment à faire pour le moment sans devoir se cogner à des officiers qu’ils ne connaissent pas !

Bolitho salua. Contrairement à Probyn, il comprenait assez bien la maladresse du jeune homme, pleinement conscient des charges de son commandement et de l’importance de la mission qui venait de lui tomber dessus. Il y avait là, tout près, deux bâtiments de ligne, son amiral, quelques capitaines bien plus anciens, tous occupés à l’observer, à guetter la moindre faute, à comparer ses performances à celles de ses homologues.

Mais le jeune commandant se ravisa :

— J’ai cru comprendre que vous êtes l’officier qui a eu affaire à mon bâtiment voici deux semaines, hein ?

Le ton était décidément fort désagréable, l’homme ne devait pas être facile à vivre. Et il n’avait que vingt-quatre ans. Comment Probyn disait-il, déjà ? Ah oui ! « Regardez comme le commandement vous change un homme…»

— Eh bien ?

— Oui, monsieur, je commandais en second au cours de ce raid. Mon chef a été tué.

— Je vois – petit hochement de tête : Mon maître canonnier a failli vous infliger le même sort peu avant.

Et il s’éloigna.

Bolitho gagna l’arrière en se frayant un chemin au milieu des marins affairés qui halaient sur les drisses et tiraient sur les bras, ne se préoccupant que de leurs propres officiers.

Les canots étaient déjà amarrés en remorque. Bolitho n’avait pas eu le temps de descendre que le Spite était en route et tournait le cul aux gros deux-ponts.

Le carré était plein d’officiers, le commis avait sorti ce qu’il fallait de bouteilles pour tous les invités. Lorsque ce fut au tour de Probyn d’être servi, il hocha négativement la tête et répondit brutalement :

— Pas pour moi, merci. Plus tard, peut-être.

Bolitho détourna les yeux, incapable de supporter le combat qui se livrait chez cet homme. Il n’avait encore jamais vu Probyn refuser un verre, cela devait lui coûter énormément. Il songeait à son amertume à l’égard du commandant, à ce qui les attendait le lendemain. Il était de la plus haute importance pour Probyn de réussir cette mission, et cela allait exiger de lui bien plus qu’un non à un verre d’alcool.

Pendant la nuit puis le lendemain, le Spite tira bord sur bord pour perdre du temps, tout en s’approchant lentement de la côte. Le fort Exeter était établi sur une île sablonneuse de quatre milles de long, en forme de fer de hache. À marée basse, l’île était reliée à la terre ferme par un chemin peu praticable de sable et de bardeaux, et l’entrée du lagon se trouvait sous la protection du fort, dont l’artillerie avait été établie en conséquence.

Dès que les hommes auraient été débarqués, le Spite devait se retirer afin d’être hors de vue à l’aube. Si le vent tombait, il leur faudrait repousser l’attaque jusqu’à son retour. Mais dans tous les cas il était hors de question de renoncer, sauf si l’ennemi était prévenu et les attendait de pied ferme.

Et même dans ce cas, se dit Bolitho en songeant au major Samuel Paget, il était peu probable qu’il baissât aussi facilement les bras.

 

En vaillant équipage
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